IRLANDE CAHIER BLEU

2023. 82 min. couleur noir & blanc.

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Tout cinéphile familier avec les univers fantasques d’Olivier Godin souvent pétris de notations littéraires connaît la fascination du cinéaste québécois pour les fictions labyrinthiques à la Borges où les mondes réels et rêvés se mirent en miroirs dans lesquels les figures humaines se multiplient à l’envi. Ce n’est donc pas un hasard si, pour le récent irlande cahier bleu, Godin évoque une œuvre de l’écrivain argentin, Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, mettant en scène une planète lointaine où tous les hommes se dédoublent, ce qui permet à l’auteur d’avancer l’idée que « lorsque nous dormons, nous sommes éveillés ailleurs ».  Quel bel embrayeur de fiction pour mettre en branle la machine à songes et donner corps à une autre de ces fables réjouissantes dont Godin a le secret ! De fait, renouvelant les expériences ludiques de En attendant avril (2018) ou Les arts de la parole (2016), tournées en 16 mm et concoctées avec la passion de l’artisan, ce nouvel opus, un peu moins bavard qu’à l’ordinaire et laissant davantage respirer ses plans, emprunte les mêmes chemins buissonniers de la fable pour caracoler à la croisée de tous les mondes.

D’emblée, le personnage de Ducarmel (Emery Habwineza) nous apparaît dans la lumière blafarde d’un paysage urbain tel un fantôme venu d’ailleurs se déplaçant en moto comme dans les films de Cocteau. Il se dit « le maître du feu » et se fait remettre un cahier bleu par une étrange femme au visage vérolé. À partir de là, le champ des possibles s’ouvre, le rêve et la réalité s’interpénètrent et se fécondent, brouillant tout ordre rationnel. Ducarmel est à la fois pompier et basketteur, poète du quotidien et expert en pratiques culinaires. Il est aussi père d’une charmante Musinel (Élia Dassi) qu’il doit faire garder pour s’entraîner à son sport favori en prévision d’un match entre l’ordre terrestre et l’ordre des étoiles. Bien des péripéties surviendront, dont les prémisses d’une histoire d’amour avec la belle Louise (Florence Blain Mbaye). De quoi retenir notre homme habituellement sobre dans les vapeurs d’alcool de notre monde par trop humain.

Nul résumé ne saurait cerner avec justice l’univers singulier auquel Godin donne vie tant il séduit par sa richesse narrative et l’humour qui se dégage d’une continuité dialoguée digne d’un jeu de piste enfantin. Par sa structure éclatée entre songe et éveil où le hoquet fait advenir le rêve, irlande cahier bleu avance à la façon d’un cadavre exquis aux circonvolutions énigmatiques. Comme toujours chez le cinéaste féru de sociétés secrètes et autres microcosmes, l’onirisme et l’ésotérisme s’invitent à l’écran. Des objets insolites parsèment le récit, distillant leur aura laiteuse comme si une vie parallèle les habitait. Des laitues envahissent ainsi le quotidien tels les petits cailloux verts d’un conte interstellaire, motifs itératifs liant les séquences et venant réveiller la poésie d’un quotidien menacé par la médiocrité. Une occasion en or pour Godin d’opposer, avec la verve jubilatoire qui est la sienne, la noble quête du rêveur Ducarmel, solidaire des humiliés de ce monde, qui ne communique que par poèmes interposés niant toute ponctuation, et le conformisme rigide des tenants de l’ordre grammatical (Ève Duranceau) que le cinéaste moque avec une ironie amoureuse. Après tout, noblesse oblige, comment un pompier-basketteur aux passes imparables resterait-il sourd à l’appel de l’invisible quand « le feu est toujours prêt à entrer dans le poème » ?

Un plaisir contagieux du récit embrassant à la fois le drame, la comédie, la romance et la science-fiction porte irlande cahier bleu, mais le film pourrait aussi être lu comme une leçon de cinéma d’un film qui se rêve lui-même. Offerte à Ducarmel par son ami Lazare (Étienne Pilon), une lampe sur pied trouvée en pleine forêt revient dans la trame narrative comme un objet magique servant à percer la nuit et révéler l’invisible. Sans doute une métaphore directe du travail texturé accompli à la direction photo, alors que des disques vinyle trouvés, vestiges d’un autre âge, renvoient pour leur part à la dimension sonore de l’objet filmique qui revivifie l’écoute en nous enveloppant de son « onctuosité » tel un potage à la citrouille. Quant au montage, il est évoqué comme un flux d’énergie qui se met au diapason de celui qui parle et dont l’âme est en éveil. Autant dire qu’il se veut un passeport pour le pays des rêves et ses paradoxes – la fiction dans la fiction – dont le film s’évertue à cartographier les contours incertains dans un monde d’aveugles saturés de représentations où la télévision rabaisse et humilie.

Mais quand est-il du titre du film convoquant mystérieusement la terre d’Irlande ? Faut-il y voir de la part du cinéaste une référence directe au philosophe irlandais George Berkeley que Borges cite dans son ouvrage consacré à la planète Tlön ? Dans ses écrits, Berkeley développe la théorie de « l’idéalisme subjectif », voulant que la réalité matérielle n’existe pas en tant que telle, mais qu’elle soit une idée perçue par l’esprit qui influe alors sur le réel et lui donne sa concrétude. Ainsi le monde n’existerait que comme une somme de perceptions. Le philosophe se demande notamment si « un arbre tombant dans la forêt sans témoin » produit un son. Peut-être peut-on voir dans le film une illustration de cet « idéalisme » à l’œuvre à la faveur d’une séquence de basketball où, au creux d’un plan soudain vide et silencieux, l’écho du ballon rebondissant nous parvient comme la résonance lointaine de notre perception des plans antérieurs. Dormir et être éveillé ailleurs. « Le ballon ne sait respirer que par les mains », dit le cahier bleu. Il n’a pas d’existence en lui-même, puisque celle-ci ne prend corps qu’à travers le rêve de quelqu’un d’autre. L’idée est vertigineuse. Au pays des miroirs, l’engloutissement menace… mais l’amour veille. Un simple souffle de Louise sur les hanches de Ducarmel et la promesse d’une bougie qui s’allumera devient une certitude pour la suite du monde. On a tout à coup moins le tournis, comme si un temps de repos bienvenu nous affranchissait d’avoir rêvé trop fort.

texte : gérard grugeau (24 images)

AVEC : emery habwineza, étienne pilon, florence blain-mbaye, ève duranceau, jean-marc dalpé, stéphane crête, françois-simon poirier, philomène levesque rainville, annie darisse, élia dassi, federico hidalgo, anne lapierre, denise lamontagne, suzanne beth, samer najari, danny jean-charles, rawam sleiman, kayo yasuhara, josée laviolette, pierre mailloux, charlotte aubin, johanne nutter.

ÉQUIPE : écriture, montage, réalisation et production : olivier godin, direction photo : renaud després-larose, assistant caméra : matthew wolkow, production : amélie tremblay, direction artistique : badminton plus, annick marion, costumes : gabrielle tougas-fréchette, prise de son : devin ashton-beaucage, mix : samuel gagnon-thibodeau.

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